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Redevabilité et politiques de santé au Burkina Faso

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Ceci est un article du Dr. Issa Sombié, Sociologue à l’Institut des Sciences des Sociétés /CNRST-Burkina Faso.

Résumé

Cet article aborde la question de la redevabilité dans la mise en œuvre des politiques de santé au Burkina Faso. L’objectif est d’identifier les perceptions des acteurs du système de santé sur la notion de redevabilité et d’indiquer comment cette question est abordée dans les documents de politiques de santé. Les données ont été collectée à travers des interviews auprès d’un échantillon d’acteurs impliqués dans la mise en œuvre des politiques de santé et d’une revue des documents de politiques sensibles à la nutrition. On note que la question de la redevabilité est faiblement abordée dans les documents de politiques et de programmes. Il ressort également une variation dans les perceptions des acteurs sur cette question.

  1. Introduction

Depuis plusieurs années la question de la redevabilité occupe une place de plus en plus importante dans la mise en œuvre des politiques publiques. Elle demeure une pierre angulaire de la gouvernance et de la gestion publique car elle constitue un des principes par lesquels ceux qui ont en charge la gestion des affaires doivent rendre compte de ce qu’ils font (Harlow 2012). C’est ainsi que dans les dispositifs de mises en œuvre des politiques et programmes publics, il est prévu des mécanismes qui obligent tous les responsables à rendre compte de leur gestion (Marty et Voisin 2016).

D’origine anglo-normande, le terme « redevabilité » est historiquement et sémantiquement étroitement liée à la comptabilité (Dubnick 2002). Elle est entendue au sens large comme une philosophie du vivre ensemble, un impératif de justification de sa conduite (BRAS et ZARLOWSKI 2013). La redevabilité, ou le principe de rendre compte, contribue à la gouvernance participative. La littérature sur la redevabilité établit qu’elle se caractérise par l’obligation des officiers publics à informer sur leurs activités et à expliquer leurs démarches, ainsi que la capacité des agences compétentes à imposer des sanctions sur les détenteurs de pouvoir qui violent le principe de transparence (Schedler, Diamond, et Plattner 1999). Les deux forces conductrices de la redevabilité sont d’une part, les citoyens qui constituent les bénéficiaires des services publics ; d’autre part, l’Etat qui est responsable de la provision des biens publics et qui construit l’espace de participation pour les citoyens dans la gouvernance. C’est de nos jours un concept étroitement lié à la gouvernance tant par les politiques, les acteurs du développement que la société civile. La redevabilité occupe une place centrale dans la déclaration de Paris de 2005 sur l’efficacité de l’aide et dans le Programme d’action d’Accra de 2008(Capron 2016). Considérée comme un instrument de bonne gouvernance, la redevabilité tend à devenir un objectif de gestion des affaires publiques et impose à tous les responsables de la gestion des affaires publiques de rendre des comptes. Cette situation amène à s’interroger sur le leadership, la responsabilité individuelle et collective, aux systèmes de mesure de la performance, aux effets et impacts des interventions (Dumez 2008).

Dans le secteur de la nutrition, la redevabilité recouvre une importance particulière. En effet, le rapport sur la nutrition dans le monde 2015 (Haddad et al. 2015) consacre une partie importante sur la question de la mesure et de la redevabilité. Ce rapport indique que « les mécanismes de redevabilité sont essentiels pour renforcer l’efficacité de toutes les parties prenantes aux efforts d’amélioration de la nutrition. Ils sont nécessaires pour accroître les actions des entreprises en faveur de la nutrition aux dépens de leurs actions nuisibles ». Cet article vise à analyser les perceptions des acteurs du système de santé sur la redevabilité dans la mise en œuvre des politiques et programmes de nutrition au Burkina Faso.

  1. Méthodologie

C’est le cadre développé Mark Bovens qui est utilisé. Cet auteur définit la redevabilité comme une relation sociale. Il est construit autour de quatre principales composantes. La première fait référence aux acteurs à qui on doit rendre compte. Tout en précisant que sa liste n’est pas exhaustive, l’auteur indique qu’il y a plusieurs types d’acteurs à qui,  les responsables de la mise en œuvre d’une politique publique pourraient rendre compte : des représentants des électeurs, des partis politiques, des médias, des administrations, des courts de justice, des communautés, etc.  Il s’agira dans le cadre de cet article de présenter et décrire les acteurs identifiés dans les documents de politiques et programmes de nutrition à qui on devrait rendre des comptes. La deuxième composante du cadre porte sur l’acteur ou les acteurs qui doivent rendre compte. En effet, il est important qu’il soit clairement indiqué le profil et l’identité de ceux, qui de par leur position, devraient rendre compte de leur responsabilité. L’auteur note qu’il peut s’agir des acteurs individuels, collectifs, d’une administration, d’une instance ah ’doc, etc. Les divers acteurs chargés de rendre compte de la mise en œuvre des politiques et programmes de nutrition seront présentés tels que mentionnés dans les documents. La troisième composante concerne les aspects sur lesquels les acteurs impliqués dans la mise en œuvre des politiques et programmes devraient rendre des comptes. La littérature informe que dans le processus de redevabilité, plusieurs aspects notamment financiers, administratifs, etc. ,  peuvent faire l’objet d’échanges entre ceux à qui on doit rendre et ceux qui doivent rendre des comptes. L’article présentera les aspects indiqués dans les documents de politiques de nutrition sur lesquels les acteurs en charge ont l’obligation de rendre compte. La quatrième composante porte sur les raisons qui peuvent amener des acteurs à rendre des comptes. Il s’agit à ce niveau d’analyser la nature des relations qui lient ceux qui rendent compte et ceux qui reçoivent les comptes.

L’étude qualitative

C’est une étude qualitative qui a été réalisée. Les données ont été recueillies à travers deux techniques de collecte: l’entretien individuel et la revue des documents de politiques. S’agissant de l’entretien individuel, il a été organisé avec des cadres de l’administration publique des secteurs de la santé et de l’agriculture, des responsables des communes et des organisations de la société civile impliquées dans la mise en œuvre des programmes de nutrition dans les provinces du Boulgou et de la Sissili. C’est au total, 32 personnes qui ont été interrogés soit 12 au niveau provincial et 20 au niveau central (Ministère de la santé, Ministère de l’agriculture, partenaires techniques et financiers). Concernant la revue documentaire, plusieurs sources en vue de collecter les documents de politiques ont été utilisés : sites internet des ministères, consultation dans les centres de documentaires, consultation d’experts nationaux et internationaux. Trois principaux critères ont été utilisés pour sélectionner les politiques sensibles à la nutrition utilisés dans cet article : (i) la présence d’un objectif nutritionnel, d’un budget pour la nutrition et/ou d’un indicateur nutritionnel, (ii) être en cours d’utilisation ou à un stade avancé de rédaction en décembre 2018 (iii) être pertinent au niveau national. Les données ont été traitées avec le logiciel NVIVO12.

  1. Résultats

3.1 Les politiques sensibles à la nutrition retenus

Ce sont 101 documents qui ont été examinés et seulement 16 ont été retenus pour les besoins cet article. Ces documents adressent la question de la nutrition dans les secteurs de la santé, de l’agriculture, de la sécurité alimentaire, de l’environnement, de l’économie et des technologies alimentaires.

3.2 Le terme redevabilité dans les documents de politiques

 Le premier exercice effectué a été de rechercher le terme redevabilité dans chacun des documents sélectionnés. L’objectif était d’abord de relever tous les passages comportant le terme redevabilité et ensuite de constater comment il avait été défini.  Seulement, à la fin de l’exercice, il n’a pas été trouvé le terme redevabilité dans aucun des documents. Par contre, la plupart des documents retenus comporte une section sur le suivi-évaluation que certains pourraient considérer comme une forme de redevabilité.

3.3 Les perceptions sur la redevabilité

Des entretiens individuels ont été organisés avec des cadres du niveau des ministères de la santé et de l’agriculture au niveau central et dans les structures déconcentrées (services régionaux et provinciaux). On note que ces acteurs ont diversement apprécié la question de la redevabilité dans les documents de politiques sensibles à la nutrition.

Certains estiment que cet aspect important de la gouvernance n’est pas pris en compte dans les documents de politique. Ils mettent en cause le processus d’élaboration de ces documents comme ce cadre exerçant au niveau régional :

«  Il suffit de voir comment la plupart des documents de politique sont rédigés dans notre contexte pour comprendre qu’il est difficile de faire une place à la question de la redevabilité. En effet, ce sont toujours les partenaires techniques et financiers qui poussent le gouvernement à l’élaboration de ces documents. Ce qui fait que les cadres qu’on commet à cette tâche ne sont pas tout motivés pour certains. D’autres (souvent la majorité) n’ont pas de compétences suffisantes pour participer à une telle activité.  Généralement , les gens se réunissent sans véritablement apporter quelque chose à la discussion.  Il revient souvent aux consultants de faire le travail. Ils sont libres de faire ce qu’il s veulent. C’est la réalité de notre contexte » (Responsable niveau régional_1).

Un autre allant dans le même sens, accuse la gouvernance au niveau de l’administration publique de façon générale. Il souligne qu’il va être difficile de promouvoir la redevabilité dans le secteur de la nutrition si les autres secteurs ne vont pas dans le même sens. Il poursuit :

« Avant de parler de l’évolution de quelque chose, il faut d’abord qu’elle existe. Voilà ! Donc je pense qu’il n’y a pas de redevabilité. Je ne connais pas de mécanismes de redevabilité mis en place dans le cadre de la mise en œuvre des programmes et politiques de nutrition. Les choses fonctionnent comme cela se fait partout ailleurs. Les responsables font ce qu’ils veulent et vous en pouvez rien dire car il n’existe pas de cadres pour cela. Ceux qui ont en charge la gestion des programmes ne sont pas obligés de rendre compte à leurs collaborateurs. Il n’y a pas de dispositifs fonctionnels contraignants » (Responsable niveau central_ 3).

Certaines personnes interrogées mettent en cause le comportement de certains bailleurs de fonds dans l’absence de mécanismes de redevabilité à même de permettre de suivre de façon efficace la mise en œuvre des actions de nutrition. Elles trouvent que cela arrange même certains partenaires.  Un ancien cadre du ministère de la santé ayant travaillé à la direction de la nutrition et exerçant au moment de l’enquête dans une organisation non gouvernementale (ONG) déclare :

« ….c’est décevant parce que chacun vient, il place son drapeau, il mène son programme, il récolte  les informations et va les défendre devant ses partenaires pour avoir plus d’argent. On ne se soucie pas des autres acteurs au niveau national. Comme il n’y a pas une instance qui les oblige, chacun fait ce qu’il veut. C’est peut-être au niveau de l’assemblée nationale qu’on pouvait obliger tous les acteurs à rendre compte mais ce n’est pas simple. Dans nos pays , ceux qui financent nos programmes font ce qu’ils veulent. Ils ne rendent compte à personne et ça marche comme ça depuis de années” (Responsable au niveau central_6).

Les avis sur la question de la redevabilité dans les politiques publiques sensibles à la nutrition ne semblent pas faire l’unanimité chez les personnes interrogées. Contrairement aux idées émises dans la section ci-dessus, il ressort des données collectées et selon certains participants à l’étude que la question de la redevabilité est relativement prise compte comme l’indique le passage suivant :

« Personnellement , je pense que les politiques sensibles à la nutrition prennent compte la question de la redevabilité. Bon, peut être que ce n’est pas dit clairement qu’il s’agit de la redevabilité. Mais admettons qu’il existe des cadres qui permettent de rendent compte aux acteurs. C’est vrai que ce n’est pas expressément dit ou bien que ces cadres ne fonctionnent pas aussi bien. Si je prends le cas du cadre commun des résultats mis en place par les acteurs de la nutrition, il reste un instrument de redevabilité. Le fait d’un certain nombre d’indicateurs multisectoriels aient été défini et sont renseignés par tout le monde permet de rendre compte des progrès enregistrés mais aussi des difficultés. Il existe aujourd’hui plusieurs cadres de d’échange entre les acteurs de la nutrition au Burkina Faso. Tout cela à mon avis participe à la redevabilité » (Responsable d’ONG_2).

La question des relations entre la redevabilité et le suivi-évaluation a été longuement abordé au cours de cette étude. En effet, un certain nombre de participants considèrent la redevabilité comme une sous composante du suivi-évaluation qui est en soi la forme la plus répandue et la plus commune de rendre compte dans les habitudes de gestion des politiques et des programmes. Ce faisant, ces acteurs indiquent qu’il existe belle et bien des mécanismes de redevabilité dans la mise en œuvre des politiques et programmes de nutrition.  Un participant à l’étude et travaillant dans un district sanitaire note !

« Je pense que de façon formelle, il existe des mécanismes de redevabilité dans la gestion des questions de nutrition. Tous les grands projets disposent de service de suivi-évaluation dont le rôle est de collecter des informations sur tout ce qui se passe et les partage avec tous les acteurs. Ça , c’est la façon de rendre compte que la plupart des acteurs connaissent. Des rapports sont régulièrement produits pour informer de ce qui se passe. Au niveau du district ici, nous avons un service de suivi-évaluation et de la planification qui fait ce travail. En plus, il y a des réunions qui sont organisées et qui regroupent les acteurs venant des divers secteurs, de la société civile pour présenter les résultats et les bilans des activités des programmes et projet de nutrition. Personnellement, je pense qu’il existe des mécanismes de redevabilité, même si on ne les appelle pas ainsi » (Responsable régional_3).

 D’autres avis ont porté sur les acteurs qui sont bénéficiaires de la redevabilité dans la mise en œuvre des politiques sensibles à la nutrition. Des participants à l’étude estiment que la redevabilité est essentiellement administrative et institutionnelle.  Les responsables de la mise en œuvre des politiques et programmes se contentent de rendre compte aux supérieurs hiérarchiques et aux bailleurs de fonds à travers généralement les rapports. Ce faisant, les autres acteurs qui ne font pas partie de la chaine hiérarchique ne sont pas concernés. Et les plus perdants dans ce système restent les bénéficiaires, c’est-à-dire les communautés.  Un participant ,précise :

 « On peut dire qu’il existe des mécanismes de redevabilité si on s’en tient à l’organisation administrative. Par exemple les responsables des politiques et des programmes rendent compte à leur tutelle, soit le ministre directement, soit à des directions , des structures de contrôle de l’Etat. Mais ce qu’il faut regretter est qu’on rend rarement compte aux communautés. Il est difficile par exemple de trouver un cadre où des gestionnaires de programmes de nutrition rendent directement compte aux populations villages bénéficiaires par exemple, ou à des mères d’enfants par exemple. C’est à ce niveau qu’il faudra faire des efforts » (Responsable niveau central_7).

 Des perceptions des personnes interrogées sur la redevabilité dans la mise en œuvre des politiques et programmes sensibles à la nutrition, il ressort que les populations sont les acteurs à qui on rend le moindre compte. Le fonctionnement des mécanismes et autres procédures mis en place pour informer les acteurs sur l’état de mise en œuvre et les résultats ne facilitent pas leur implication. Ainsi, de nombreux programmes sont mis en œuvre sans les communautés bénéficiaires ne puissent apporter un quelconque regard sur le processus de gestion des actions.  A en croire les personnes interrogées , les mécanismes actuels de redevabilité ne sont pas à l’avantage des communautés.  Elles assistent impuissantes aux actions de promotion de la nutrition sans qu’elles n’aient la possibilité de demander des comptes à ceux qui gèrent les programmes.

  1. Conclusion

On note que la redevabilité est faiblement abordée et développée dans les politiques sensibles à la nutrition. Lors de l’élaboration de ces documents, les acteurs ne se donnent pas les temps nécessaires pour développement la partie consacrée aux mécanismes de redevabilité qui occupent une place importante dans la promotion de la bonne gouvernance et de l’amélioration de la performance des actions entreprises.  Les acteurs interrogés lors de l’étude l’ont bien mentionné dans leurs discours. Dans les années à venir , des efforts devront faits pour mieux formuler et décrire les mécanismes de redevabilité à même de favoriser une réelle prise en compte des opinions des bénéficiaires des politiques que sont les communautés.

Bibliographie

BRAS, Bernard, et Philippe ZARLOWSKI. 2013. « Obligation de rendre des comptes. Enjeux de légitimité et d’efficacité ». Revue Française de Gestion 338:4551.

Capron, Michel. 2016. « Le concept de redevabilité au coeur de la relation entreprises-société ».

Dubnick, Melvin J. 2002. « Seeking salvation for accountability ». P. 7‑9 in annual meeting of the American Political Science Association. Vol. 29.

Dumez, Hervé. 2008. « De l’obligation de rendre des comptes ou accountability ». P. 4‑8 in Annales des Mines-Gérer et comprendre. ESKA.

Haddad, Lawrence James, Corinna Hawkes, Endang Achadi, Arti Ahuja, Mohamed Ag Bendech, Komal Bhatia, Zulfiqar Bhutta, Monika Blossner, Elaine Borghi, et Kamilla Eriksen. 2015. Global Nutrition Report 2015: Actions and accountability to advance nutrition and sustainable development. Intl Food Policy Res Inst.

Harlow, Carol. 2012. Accountability in the European Union. Oxford University Press.

Marty, Frédéric, et Arnaud Voisin. 2016. « La redevabilité des partenariats public-privé ». Revue francaise d’administration publique (4):1123‑38.

Schedler, Andreas, Larry Jay Diamond, et Marc F. Plattner. 1999. The self-restraining state: power and accountability in new democracies. Lynne Rienner Publishers.

Dr. Issa Sombié, Sociologue

Institut des Sciences des Sociétés /CNRST-Burkina Faso 

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