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Côte d’Ivoire: Réconcilier qui?

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Henri Konan Bédié (à gauche) et Laurent Gbagbo, autour de Alassane Ouattara (Ph. d'archives)

En Côte d’Ivoire et cela depuis 1990, on ne retrouve la trace de l’opposition que durant les périodes électorales, car tout l’enjeu de son «opposition» au gouvernement porte sur les questions électorales et rien d’autre: composition de la commission qui gère les élections, questions d’éligibilité de X ou Y, utilisation des moyens de l’Etat en faveur ou contre tel ou tel candidat et tutti quanti. C’est également à ce moment seulement que nos politiciens, tous autant qu’ils sont, se souviennent que le pays est doté d’une Constitution, justement parce que celle-ci est vue, comprise et envisagée par eux comme une loi électorale sans plus. Ce spectacle monochrome qui ne fait plus rire mais souvent pleurer certains, nos élites politiques nous en servent une nouvelle saison tous les cinq ans. Cependant par un effet d’attrition qui a fini par créer chez les populations une lassitude, ils ont trouvé, surtout depuis la fin de la longue crise politique et militaire qu’ils ont tous alimentée du mieux qu’ils pouvaient entre 1993 et 2011, le paradigme de la réconciliation comme un formidable fonds de commerce politique.

Ce paradigme est tellement vendeur que mêmes les partenaires extérieurs en font régulièrement un élément de pression et d’appréciation de la bonne foi du gouvernement qui lui-même finit par être prisonnier d’une réalité qui est avant tout une construction mentale qu’autre chose.

La responsabilité de la presse

La logique politique dans notre pays qui a toujours cours a été forgée par la presse dite libre qui émerge dans les années 1990 (fille ainée des rédacteurs de tracts qui diffusaient toutes sortes d’informations corrosives et invraisemblables sur le Président Houphouët-Boigny et son gouvernement) en complicité avec les animateurs des partis politiques qui étaient majoritairement des universitaires qui ont abdiqué par calculs politiciens de fonction de pédagogues. Cette presse qui porte une responsabilité définitive dans tous les malheurs auxquels ce pays a été soumis, a fonctionné à bas frais comme une immense fabrique de l’imposture et du doute, semant et faisant germer dans l’esprit de l’opinion une fausse définition de tous, notamment de la démocratie. Toute chose qui a fait de la politique dans notre pays un jeu à somme nulle dans lequel le succès du gouvernement doit correspondre obligatoirement à l’échec de l’opposition et vice-versa. Malheureusement tous les gouvernements qui se succèdent depuis à la tête de ce pays valident cette logique qui n’est en définitive qu’une commande commune de tout le personnel politique.

C’est ainsi que la réconciliation est devenue un paradigme auquel tout le monde s’accroche dans le sens instillé dans les esprits et non suivant les réalités de la vie de la communauté nationale.

Il est sans contexte que la longue crise traversée par le pays sur près de deux décennies a produit des exactions de toutes natures: physiques, psychologiques, morales, économiques, etc., que l’Etat se doit de solder en termes d’abord de reconnaissance pour légitimer victimes et bourreaux dans leur posture respective et ensuite procéder à la réparation pour établir la justice et l’équité entre tous.

Devant l’ampleur de la tâche et la proportion des gens concernés, une commission Dialogue, Vérité, et Réconciliation a été mise en place suivant des modèles qui ont existé ailleurs, notamment en Afrique du Sud. Le rôle de ladite commission était de susciter et de superviser une catharsis permettant à tous ceux qui avaient des protestations ou des prétentions à les exprimer afin que justice et réparations leur soient rendues et que, de bonne foi, ils acceptent de passer à autre chose.

L’équation des commissions

La Commission, par sa méthodologie qui n’était pas bonne, à savoir le choix de la confidentialité des témoignages n’a pas permis à l’opinion publique dans son ensemble de prendre connaissance de ce qui s’est réellement passé et d’en évaluer le degré de gravité, d’absurdité ou simplement de malentendu, a échoué à faire s’exprimer cette abréaction salvatrice. Les victimes ont été frustrées de n’avoir pas été reconnues comme telles par toute la communauté nationale et de pouvoir jouir de leur droit de pardonner ou non à leurs bourreaux qui eux ont pu se défiler et se fondre dans la masse. C’est donc tout humainement que les victimes se sentant oubliées et/ou négligées ruminent dans leur coin en attendant une fenêtre de tir propice pour se faire soi-même justice. Les bourreaux, quant à eux, ne voient pas en quoi leur comportement a été répréhensible et paradent dans  une posture que les victimes assimilent à l’impunité. Voici l’équation à laquelle la seconde Commission qui a succédé à la première devait faire face et qu’elle a tant bien que mal essayé de résoudre par le biais des réparations proposées aux victimes physiques et morales.

La question des réparations des préjudices subis par Pierre ou Paul est avant tout une question individuelle et non communautaire comme tous le pensent à tort. Les divisions communautaires, elles ont été instillées dans le corps social comme du cyanure depuis 1990 avec l’ouverture du champ politique à la pluralité d’expression et l’exploitation des ferments identitaires par les politiciens pour constituer leurs clientèles.

Un fonds de commerce

Dès lors, une réconciliation nationale qui signifierait pour les autorités la rectification de cette réalité n’a rien à voir avec les contentieux des violences qui ont pour moteur cette situation initiale qui constitue le péché originel de la politique multipartite en Côte d’Ivoire. Il faut donc bien comprendre cela et ne pas faire d’amalgames qui donnent à la croyance la valeur de la vérité et transforme la problématique de la réconciliation nationale en une œuvre éternelle. Cette croyance est même promue par la bien-aimée Communauté internationale dont la parole est un Evangile sous nos cieux, lorsqu’elle somme nos dirigeants d’aller à la réconciliation sans toutefois préciser de qui. En France, Mélenchon combat avec vigueur la politique de Macron et leur opposition est tellement exacerbée qu’elle porte même sur l’heure qu’il fait.  Cependant, lorsque Macron a reçu une gifle appuyée en pleine représentation publique d’un de ses détracteurs, Mélenchon ne l’a pas moqué mais lui a exprimé sa sympathie sans que personne n’ait eu besoin pour cela de les réconcilier sur quoi que ce soit. Le dissensus et les divergences d’opinion sont une commande expresse et la ligne de vie de la démocratie aussi bien en Occident que partout ailleurs.

En Côte d’Ivoire, il faut arriver nécessairement à se hisser hors de cette logique, qui autorise des politiciens, qui, au mépris des règles de la démocratie fondées sur le dissensus au niveau des idées et des perspectives, ont instrumentalisé les instincts primaires des populations, à faire de « la réconciliation » leur fonds de commerce.

Arrêter ce trafic politicien

Les Ivoiriens en tant que communauté, n’ont aucun problème à vivre ensemble. Les militants des différentes officines politiques sont légitimes à se chamailler entre eux et à exprimer des protestations les uns contre les autres comme cela est normal et souhaité même hors du champ politique. J’ai un ami qui est pratiquement un frère mais avec lequel je ne suis d’accord sur rien aussi bien en ce qui concerne les questions nationales qu’internationales. Pourtant, c’est à lui que je me réfère pour mes préoccupations personnelles qu’il s’évertue toujours, souvent même à son corps défendant, à résoudre sans pour cela avoir besoin de l’incitation d’un quelconque ministère.

C’est exactement sous ce prisme qu’il faut comprendre et analyser les rapports entre les Ivoiriens et arrêter ce trafic politique de leur fraternité établie et agissante en s’agrippant au paradigme de la réconciliation comme on s’agrippe à une bouée de sauvetage au milieu d’un océan déchainé. Il n’existe plus de communautés tribales pures en Côte d’Ivoire du fait du brassage des populations. Je compte dans ma famille 37 ethnies ivoiriennes. Pourquoi devrais-je, sur la base de simples divergences d’idées, décréter être en conflit avec ma propre famille au point de solliciter un réconciliateur?

Permettre au pays de passer à autre chose

Continuer donc à faire croire par le verbe ou des institutions spécifiques que les Ivoiriens ont besoin de réconciliation est une immense imposture, à moins que cela ne concerne que les hommes politiques, notamment les trois hissés au rang de dieux par leurs thuriféraires et qui fondent l’Histoire de la Côte d’Ivoire depuis la mort du Président Houphouët-Boigny en 1993.

De leurs côtés, il y a en effet matière à réconciliation, ne serait-ce que pour aplanir entre eux des contentieux d’égo. S’ils se rencontraient très souvent comme cela fut le cas le 14 juillet dernier ou passaient ensemble leurs vacances, un vent plus frais et serein soufflerait en permanence sur le pays. Pour les aider à créer un tel climat, deux institutions suffissent amplement: la première est leur propre conscience des sacrifices que ce pays et ses habitants ont endurés pour et à cause d’eux. La seconde institution est la Médiature de la République qui ne saurait avoir une autre prérogative que celle d’aplanir les contentieux et autres malentendus entre les élites susceptibles de troubler l’ordre public ou la sérénité des braves gens.

Ces trois leaders doivent cela à la Côte d’Ivoire et aux Ivoiriens, en reconnaissance de tout ce que ces derniers leur ont donné et perdu à cause d’eux et pour eux. La place qu’ils occuperont dans l’Histoire de ce pays sera en fonction de leur degré d’engagement à payer leur dette envers ce pays. En attendant, et au vu des défis qui se profilent, il faut permettre au pays de passer à autre chose en mettant fin à cette exploitation politicienne d’une fraternité établie à travers le paradigme d’une réconciliation ad vitam aeternam.

Moritié CAMARA 

Professeur titulaire d’Histoire des Relations Internationales