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Pétro-terrorisme: les alertes du colonel Amadou Tidiane Cissé

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Le colonel Amadou Tidiane Cissé, Inspecteur principal des douanes à la Direction générale des Douanes du Sénégal, écrivain et auteur de plusieurs ouvrages tels que «Terrorisme: La fin des frontières ? Nouveaux enjeux de la coopération douanière en matière de sécurité au Sahel», « Les États offshore à l’épreuve du pétro-terrorisme. Enjeux géopolitiques des découvertes pétrolières et gazières et défis sécuritaires dans le golfe de guinée », dans cette tribune, alerte sur une menace sécuritaire, le pétro-terrorisme, qui pourrait fortement ralentir les investissements pour le développement de l’Afrique et prendre en otage l’industrie énergétique.

Au cours de la dernière décennie, plusieurs pays du golfe de Guinée ont réalisé des découvertes majeures de gisements de pétrole et de gaz. C’est aussi le cas d’autres États du continent africain. Sont notamment concernés le Sénégal, la Mauritanie, la Côte d’Ivoire, le Ghana mais aussi la République démocratique du Congo, l’Angola, la Tanzanie ou encore le Mozambique et la Namibie. Une situation qui conduit la société de conseil en énergie Wood Mackenzie à estimer que l’Afrique aura un rôle encore plus important à jouer sur le marché énergétique mondial à moyen et long terme.

S’agissant précisément du golfe de Guinée, on estime à 60 milliards de barils de pétrole les réserves prouvées de la zone, qui détient aussi le quart des ressources gazières du continent africain. Cela même alors que l’Afrique produit déjà 12 % du pétrole mondial et qu’elle exporte aussi vers l’Europe près 108 millions de mètres cubes de gaz naturel liquéfié, ce qui est presque autant que les importations européennes de gaz russe avant le début du conflit avec l’Ukraine (155 millions de mètres cubes).

Ce faisant, et ce statut devrait se renforcer encore à l’avenir, l’Afrique vient progressivement offrir aux pays dépendants en énergie des alternatives aux grands pays producteurs traditionnels situés dans d’autres régions du monde (États-Unis, Arabie saoudite, Irak, Canada, Qatar, Iran, Norvège, Azerbaïdjan…). Notons que cette nouvelle offre énergétique africaine est particulièrement appréciée par les pays européens depuis que leur accès aux produits russes a été désorganisé brutalement depuis début 2022 et que les sanctions se mettent en place (embargo sur le pétrole russe).  

Toutes ces découvertes laissent présager des perspectives intéressantes pour les économies africaines, si l’on met de côté les débats autour de la neutralité carbone ou encore ceux liés à la trajectoire que pourrait prendre le continent africain en matière de transition énergétique par exemple. Elles devraient notamment permettre aux États bénéficiaires d’investir dans des secteurs générateurs d’emplois, de consolider les institutions et d’améliorer les services publics et de disposer de liquidités pour mieux résister aux futures crises qui ne manqueront pas d’émerger à l’avenir (sanitaire, alimentaire, etc.).

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Mais avant tout, les revenus financiers dégagés permettront de développer un réseau électrique et de mettre en place des moyens originaux (comme les systèmes hybrides décentralisés) au profit des populations, bien au-delà de quelques sites industriels, de zones logistiques, urbaines ou bien des seules capitales. Environ 600 millions de personnes à travers l’Afrique n’ont toujours pas accès à l’électricité et 24 pays sur 54 ont un taux d’accès à l’électricité inférieur à 50%. Or, le développement socio-économique du continent et l’amélioration des conditions de vie des populations sont tributaires de l’électrification de l’Afrique.

Pour que cette manne profite au plus grand nombre et afin de ne pas tomber dans l’écueil de la malédiction des ressources, les dirigeants africains des États concernés devront s’inspirer des expériences réussies de pays producteurs comme l’Arabie saoudite, la Norvège ou le Qatar. Ces États ont fait le choix de réinvestir la rente pétrolière et gazière dans des secteurs stratégiques, de diversifier leurs économies ainsi que de mettre en place des fonds souverains intergénérationnels.

Dans le même temps, si elles sont une source d’opportunités évidentes, ces découvertes de ressources énergétiques placent aussi la région au menu des convoitises des puissances étrangères (Chine, Russie, États-Unis, etc.), des majors pétrolières (Shell, British Petroleum, TotalEnergies, Chevron, ExxonMobil) et des groupes criminels. Elles peuvent donc être sources de nombreuses tensions. 

Sur ce dernier point, il faut observer que le golfe de Guinée est devenu le foyer mondial de la piraterie et de toutes les formes de criminalités maritimes, devant le golfe d’Aden et le détroit de Malacca. Le centre français du Maritime Information Cooperation & Awareness (MICA Center), chargé depuis 2016 d’analyser la situation sécuritaire maritime mondiale, a qualifié la zone de « zone maritime la plus dangereuse au monde ».

Il faut ajouter à cela que l’épicentre de l’insurrection djihadiste se déplace maintenant du Sahel vers les pays côtiers de l’Afrique de l’Ouest. Ce faisant, les groupes terroristes ouvrent un nouveau front et cherchent à étendre toujours plus leurs tentacules au Benin, au Togo, en Côte d’Ivoire et au Ghana, en s’appuyant sur des bases arrières situées dans l’Est du Burkina Faso et au Sud du Mali.  

Leur progression est facilitée par la porosité des frontières. Dans certains territoires, l’absence de l’État laisse les populations désœuvrées et sans services de base et en font donc des victimes ou des recrues faciles pour les bandes criminelles et autres groupes djihadistes. Beaucoup d’entre eux trouvent des financements grâce à la contrebande ou au trafic de drogue. Dans une certaine mesure, un accès à la mer leur permettrait de développer leur « commerce » au risque de devenir encore plus puissant, au détriment de la stabilité des États de la sous-région. 

Alors que certains partenaires étrangers se désengagent déjà de l’Afrique de l’Ouest, cette expansion des groupes djihadistes et criminels pourrait ralentir voire décourager les investissements pétro-gaziers en cours dans la région et, in extenso, les revenus et le développement des États bénéficiaires. Il ne fait plus de doute que les terminaux, les gazoducs et les plateformes de production pétrolière, ainsi que les personnels expatriés qui y travaillent, sont des cibles potentielles des groupes criminels et terroristes.

En 2013, le site gazier de Tiguentourine (Algérie), exploité par la Sonatrach, la Statoil et la compagnie British Petroleum avait, par exemple, fait l’objet d’une attaque armée revendiquée par le groupe islamiste Al-Mouthalimin, proche de Mokhtar Belmokhtar, leader de Al-Mourabitoun, une organisation terroriste affiliée au Groupe de Soutien à l’Islam et aux Musulmans (GSIM) qui sévit au Sahel.

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De la même manière, le démarrage retardé du méga projet de production de gaz naturel liquéfié (GNL) de la major française TotalEnergies, dans la région de Palma, au nord-est du Mozambique, consécutif aux attaques terroristes récurrentes des combattants Al-Shabab, montre à quel point la menace islamiste pèse sur l’industrie gazière.

Pour l’heure, force est de constater que la question de la menace djihadiste sur l’industrie maritime et l’extraction pétrolière et gazière des fonds marins n’a pas encore suscité auprès des pouvoirs publics et de l’opinion un intérêt à la hauteur du danger qu’elle pourrait représenter pour la stabilité des pays africains et leur émergence économique. Il convient d’examiner la portée de cette menace à laquelle les nouveaux pays producteurs de pétrole et de gaz devront faire face, d’évaluer leur capacité de riposte et d’anticiper sur les stratégies à mettre en place, particulièrement au plan régional.

En effet, si chacun des États peut très certainement remporter des victoires ponctuelles et localisées face à cette menace terrible, la guerre ne peut être gagnée qu’ensemble. C’est l’une des leçons que l’on peut tirer de l’analyse de la situation au Sahel ainsi que des échanges qui se sont tenus en octobre dernier au Sénégal lors de la 8e édition du Forum international de Dakar pour la Paix et la Sécurité en Afrique.  Une politique coordonnée à l’échelle de la sous-région est donc nécessaire et cette politique ne peut pas être une réponse uniquement sécuritaire. Elle doit intégrer un volet gouvernance puissant, global et inclusif, remettant l’État au cœur des territoires, avec un retour de la présence de représentants de la justice, de la santé, de l’éducation et des forces de sécurité. De même, elle doit proposer un projet d’avenir aux habitants avec des créations d’emplois et des formations adaptées. Sans cela, l’embrasement pourrait bien se poursuivre davantage. Il est encore temps d’agir, ensemble !

Source: Initiative Globale pour la Paix et la Sécurité en Afrique (IGPSA)